Le FMI et le fantôme de l'effondrement, la jeunesse, l'avenir

Des chiffres du Fonds monétaire international à ceux du chômage, en passant par la surprise que semblent réserver les femmes : représentant les deux tiers des diplômés universitaires, vont-elles bientôt s’imposer sur un marché du travail encore majoritairement masculin ?

Commençons par les données macro-économiques : selon le Fonds monétaire international, la Tunisie comptait en avril 2023 une population de 12,235 millions d'habitants, et s'apprêtait à connaître une augmentation de son PIB de 1,3 % à la fin de l'année (qui en 2020 avait chuté d'une dizaine de points), avec une inflation en croissance de 10,9 %. Encore le FMI, après des négociations ardues, était prêt à offrir un prêt de près de 1,9 milliard de dollars pour sauver le pays d'une possible faillite (le déficit, du PIB en 2022) en échange d'une série de réformes, dont une réduction des subventions pour les couches sociales les plus faibles et une restructuration des entreprises d'État, dont les dettes s'élevaient à 40% du PIB en 2021. Mais jusqu'en octobre 2023, le président Kais Saied n'avait conclu aucun accord avec le FMI, bien qu’è cet accord était conditionnée la volonté de l'Union européenne - intéressée à la coopération de Tunis également pour bloquer les flux migratoires vers l'Italie - de verser environ 900 millions d'euros d'assistance macro-économique.

Ce dernier financement ne serait que le dernier de l’UE depuis 2011 à soutenir la Tunisie dans sa transition démocratique et socio-économique. Par tous ses instruments, le bloc européen a soutenu les réformes démocratiques et socio-économiques, des autres politiques visant à accompagner les processus électoraux, à promouvoir les droits de l’homme, à renforcer les acteurs de la société civile, favoriser l’intégration économique et commerciale, renforcer la sécurité et lutter contre le terrorisme et lutter contre les migrations. Le dernier accord est le controversé Memorandum of Understanding signé le 16 juillet 2023, qui visait également à contrôler les flux migratoires vers l’Italie et qui, quatre mois plus tard, était encore en cours de révision.

Mais malgré les soutiens de l’UE comme d’autres acteurs internationaux, les chiffres du chômage, et en particulier du chômage des jeunes, restent préoccupants. Exactement le thème auquel on veut regarder dans cet approfondissement, consacré aux perspectives qui peuvent s’ouvrir pour les jeunes avec l’économie sociale et solidaire.

La Tunisie est un pays relativement jeune, avec un âge moyen de 32,7 ans. Elle a connu son essor démographique au milieu des années 1980, avec un taux de croissance de la population de 2,8% par an en 1985[1]. Quelque 25 ans plus tard, à l'aube de la révolution de 2011, ce pic s'est traduit par un grand nombre de jeunes, parmi les plus éduqués du continent, qui se pressent sur un marché du travail incapable de les absorber. C'est ce que montrent les chiffres de 2022, où le taux d'emploi était de 46 %, avec un écart de 40 points entre l'emploi des hommes (71 %) et celui des femmes (29 %). Le taux de chômage officiel présente un écart similaire : 16 % en 2022, mais avec 23 % de femmes et 13 % d'hommes. C'est ainsi que nous commençons.

Là encore, quelques chiffres. Malgré le fait que dans la première décennie des années 2000, alors que le président Ben Ali dirigeait encore le pays, la Tunisie a enregistré un taux de croissance proche de 5% par an[2]celui de l'emploi n'a jamais dépassé 2% au cours de la même période. Et si entre 2005 et 2010 le taux de chômage s'est toujours maintenu autour de 13%, en 2011 il a bondi à 18%[3]pour se stabiliser une décennie plus tard entre 15 et 16% .[4].

Quant au taux de chômage des femmes, supérieur de dix points à celui des hommes en 2022, cet écart n'a pas toujours été stable en Tunisie : il n'était que de trois points en 2005, et a explosé depuis 2011, passant à 12,4 points (15 % de taux de chômage pour les hommes, contre 27,4 % pour les femmes, selon les données de l'INS).

Une autre statistique pertinente est celle du chômage des jeunes, qui est passé d'un taux de 25% dans les années 1990 à 35% en 2010, mais a atteint des sommets de plus de 2/3 du total dans la tranche d'âge des moins de 29 ans après la révolution : en 2018, par exemple, sur le nombre total de chômeurs, plus de 85% avaient moins de 35 ans[5]Or , si au deuxième trimestre 2023 le taux de chômage mesuré sur le nombre total d'actifs était de 16,1%, avec un taux de 21,2% pour les femmes contre 13,1% pour les hommes, cet écart entre les sexes s'inverse lorsqu'on regarde la population des jeunes de 15 à 24 ans : dans cette tranche d'âge, qui fait enregistrer 38,1% de chômeurs, le taux de chômage est plus élevé pour les hommes (39,2%) que pour les femmes (35,8%). En réalité, cela reflète une tendance établie, et pour les moins de 25 ans, le taux de chômage des femmes est inférieur à celui des hommes depuis 2015[6]. Il convient également de noter que, si le chômage des femmes est environ deux fois plus élevé que celui des hommes depuis des années, le taux d'activité des femmes augmente depuis des années[7], de manière inversement proportionnelle à l'âge.

Il est intéressant de noter que cette évolution va à l'encontre du taux d'activité des hommes qui, dans l'ensemble, a eu tendance à diminuer au cours des dernières années (données INS)[8]. Selon diverses études[9], cette dynamique témoigne donc d'un processus évident, quoique lent et progressif, de féminisation du marché du travail, qui a vocation à s'amplifier dans des conditions politiques adéquates.Cette prévision est certainement confortée par un autre fait : en Tunisie, les femmes représentent environ les deux tiers de la population titulaire d'un diplôme universitaire. Les jeunes femmes sont beaucoup plus instruites et qualifiées que leurs homologues masculins.

Quant aux diplômés chômeurs, , ce segment de la population affiche également des taux de chômage plus élevés, enregistrant un taux de chômage de 23,3% en 2010, et de 33%[10] en 2011, un pic qui s'est maintenu pendant les deux années suivantes avant d'amorcer une régression plus ou moins progressive, pour atteindre aujourd'hui un chiffre à nouveau stable autour de 23% (données INS 2023). Là aussi, le rapport hommes/femmes est déséquilibré avec un rapport de 2 à 1, avec un taux de chômage qui reste stable, de 2 fois plus pour les femmes diplômées par rapport aux hommes, sur l'ensemble de la série chronologique depuis 2006. Cependant, il faut noter que malgré l'écart existant, pour la catégorie des diplômés, le taux de croissance de l'emploi au cours des dernières années a nettement augmenté pour les femmes, alors qu'il a légèrement baissé pour les hommes[11]: cela aussi peut être considéré comme un signe d'une dynamique de féminisation progressive du marché du travail[12], ce qui se reflète également dans les courbes qui retracent l'évolution du taux de chômage, en hausse pour les hommes, en baisse pour les femmes[13].

Les institutions tunisiennes ont focalisé leur attention sur la statistique la plus alarmante, celle du chômage des jeunes, et en particulier des diplômés universitaires. A l'origine de cette situation, il y a d'une part un mésappariement entre les taux de croissance de la population jeune et avec un haut niveau d'éducation, et la capacité du monde productif à créer des emplois suffisants et adéquats, tant en termes de nombre - 40 000 jeunes par an depuis 2011 atteignent l'âge de travailler - qu'en termes de qualité, c'est-à-dire répondant à une offre qualifiée (formation de niveau universitaire), qui a pratiquement quadruplé, depuis les années 1990, pour représenter 30% de la population en âge de travailler en 2017. L'économie et le tissu productif tunisiens, en revanche, génèrent surtout une demande de main-d'œuvre peu qualifiée : en effet, le taux de chômage des moins qualifiés et éduqués est nettement plus faible que celui des diplômés universitaires ou des diplômés techniques (voir graphique) [14].

Cet état de fait est bien compréhensible si l'on considère qu'en Tunisie, les deux tiers des emplois sont créés par quatre secteurs qui, pour la plupart, requièrent une main-d'œuvre peu qualifiée, offrent des salaires bas et ne garantissent pas de contrats stables : l'agriculture (18 %), l'industrie manufacturière, la construction (10 %) et le commerce.

L'effet de levier pour changer la situation actuelle peut donc être fourni par le secteur privé des entreprises à forte intensité de technologie et d'innovation. Même ce binôme, cependant, ne se donne pas facilement : diverses études[15], tant nationales qu'internationales, font état d'une grande difficulté de la part de ce type d'entreprises à trouver les qualifications et les compétences qu'elles recherchent chez les candidats, ce qui pose un problème d'adéquation entre les besoins technologiques et de développement du secteur privé, et les programmes de formation universitaire, technique ou professionnelle, qui ont manifestement besoin d'être mis à jour. Et, de manière presque contre-intuitive, ce problème se retrouve précisément chez les diplômés ou les détenteurs de diplômes dans les matières technico-scientifiques, qui, selon les données de l'INS de 2018, représentaient jusqu'à 65 % des chômeurs. D'autre part, et de manière générale, les jeunes formés ont plus de résistance à accepter des contrats de travail qui ne correspondent pas à leur niveau de compétences ou qui ne sont pas assez rémunérateurs pour leur niveau de qualification.

RESTART se concentre sur la création d’entreprises et d’emplois décents pour les jeunes, en favorisant leur autonomisation pour en faire des acteurs et des actrices du changement dans les territoires où ils vivent.

Ces dernières années, les institutions tunisiennes ont donc développé plusieurs programmes, gouvernementaux et non gouvernementaux, en coopération avec des ONG internationales, dans le cadre de ce que l'on appelle la PAMT (politique active du marché du travail), développée selon quatre axes d'action : la formation, les subventions au travail, l'appui à l'emploi et à la réinsertion sur le marché du travail, et la promotion de l'esprit d'entreprise.

Ce dernier axe est particulièrement intéressant et a été développé sur deux fronts : d'une part, des actions gouvernementales qui ont œuvré en coopération avec la Banque Tunisienne de Solidarité, principale source des fonds déboursés, et l'ANETI [16] (Agence Nationale pour l'Emploi et le Travail Indépendant), avec ses antennes territoriales telles que l'Espace Entreprendre ; d'autre part, les organisations non gouvernementales, qui se sont principalement concentrées sur les zones les plus défavorisées avec des programmes visant à promouvoir l'esprit d'entreprise, en particulier chez les jeunes et les femmes. Les deux types d'intervention ont fourni des cours de formation, des programmes d'accompagnement et de mentorat pour les nouvelles entreprises, des services d'orientation et l'octroi de prêts ou de crédits. Cependant, la mesure mise en œuvre au niveau de l'État n'a pas garanti le succès escompté, étant donné que malgré les fonds mis à disposition, les bénéficiaires finaux du financement (c'est-à-dire les jeunes entrepreneurs qui parviennent à mener à bien leur projet et leur parcours de création d'entreprise) ne dépassent pas 4 000 par an, un nombre bien inférieur aux attentes – comme l’explique l’étude de l’agence européenne ETF ciblé sur le marché et le politiques de l’emploi en Tunisie[17]. Par ailleurs, les interventions menées par les ONG (plus ou moins intégrées dans le cadre de l’action gouvernementale), bien que mises en œuvre à une échelle plus restreinte, se sont révélées plus efficaces[18].

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Note:

[1] https://donnees.banquemondiale.org/indicator/SP.POP.GROW?end=2022&locations=TN&start=1961&view=chart
[2] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/TN/indicateurs-et-conjoncture
[3] https://www.ins.tn/sites/default/files/publication/pdf/note_emploi_t1_2012_fr.pdf
[4] (dati INS del 2022, che invece per l’anno precedente registravano un 18%, anche in conseguenza della crisi Covid-19).
[5] https://www.etf.europa.eu/sites/default/files/2019-08/labour_market_tunisia_fr.pdf, p. 8.
[6] http://www.itceq.tn/files/emploi/chomage-des-jeunes-determinants-caracteristiques.pdf, p. 8.
[7] Ibid., p. 12.
[8] https://www.ins.tn/publication/indicateurs-de-lemploi-et-du-chomage-deuxieme-trimestre-2023#:~:text=Au%20deuxi%C3%A8me%20trimestre%20de%20l'ann%C3%A9e%202023%2C%2038%2C1,8%20%25%20chez%20les%20jeunes%20femmes.
[9] Itceq, 2012 chômage des jeunes: déterminantes et caractéristiques; EFT, 2019, Marché du travail, dynamique des compétences et politiques d’emploi en Tunisie.
[10] https://www.etf.europa.eu/sites/default/files/2019-08/labour_market_tunisia_fr.pdf, p. 31.
[11] Ibid., p. 23.
[12]http://www.itceq.tn/files/emploi/chomage-des-jeunes-determinants-caracteristiques.pdf, p. 4; EFT, p. 52.
[13] Si veda ad esempio i dati INS 2023 in relazione a quelli dell’anno precedente, ma anche l’evoluzione dal 2020 https://www.ins.tn/publication/indicateurs-de-lemploi-et-du-chomage-quatrieme-trimestre-2022.
[14] https://www.oecd-ilibrary.org/sites/69ef3240-fr/1/3/2/index.html?itemId=/content/publication/69ef3240-fr&_csp_=b761230a8999f8beacd8ece055fd92bb&itemIGO=oecd&itemContentType=book#figure-d1e8925
[15] Ibid; Labour Market in Tunisia, EFT, pp 60-63: ttps://www.etf.europa.eu/sites/default/files/2019-08/labour_market_tunisia_fr.pdf
[16] https://www.etf.europa.eu/sites/default/files/2019-08/labour_market_tunisia_fr.pdf, p. 60.
[17] Ibid., p. 62.
[18] Idem; Organizzazione Internazionale del Lavoro, L’inventaire de l’emploi des jeunes en Tunisie: 30 ans de politiques de l’emploi, pp. 68-69 : https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---ed_emp/documents/publication/wcms_444914.pdf

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